THE WANDERER

THE WANDERER : ERRANCES HARMONIQUES

Le temps de notre vie, nous parcourons la Terre en une forme d’errance à laquelle nous donnons sens par nos rencontres, nos relations, notre rapport au monde. Nous sommes des vagabonds toujours tentés par la dérive, partiellement soumis à elle, recherchant et redoutant à la fois un projet, un objectif ou une destination qui justifierait, a priori ou a posteriori, toutes nos trajectoires. Les mots manquent en français pour décrire précisément cette façon d’être au monde ; nous utiliserons ici le terme anglais wanderer , terme que nous emploierons également pour décrire le visiteur de la cathédrale.  Ce n’est pas un hasard si ce nom correspond à celui que portaient les planètes dans la Grèce antique (planetai signifiait « astre errant ») : c’est bien l’analyse du mouvement des planètes qui a guidé toute l’évolution de la science antique, et a conduit à sa transition vers la science moderne.


De tous les temps, partout sur la planète, le cosmos d’une époque s’est transposé dans les architectures humaines. La cathédrale est un reflet du cosmos de l’Europe médiévale. Errant dans la nef sans autre but que d’y être, le wanderer trace sa propre trajectoire harmonique, qui est aussi un voyage, dans la petite cosmologie du vaste édifice. Il crée et détermine ce qu’il voit entend par ses mouvements et ses déplacements, traversant à chaque instant des gouttes de musique figées dans un temps immobile, se positionnant à chaque instant au centre d’un univers architectural et sonore qu’il est seul à percevoir pendant le temps de sa brève présence.

I • MUSIQUE, ARCHITECTURE, CORPS ET COSMOS

« Mende Cathédrale » se base sur l’idée que toute architecture, de la plus anciennes à la plus récente, de la plus humble à la plus somptueuse, est un reflet du cosmos : ses éléments, sa configuration, sa topologie, peuvent être associés, symboliquement ou analogiquement, à la structure de l’Univers qui prévaut dans la société ou elle apparaît.


Le projet se présente comme une interprétation contemporaine, élaborée à la lumière des connaissances scientifiques actuelles, des cosmologies apparues en Grèce il y a plus de 2500 ans, qui ont évolué pour donner naissance à l’astronomie contemporaine.  Regroupées sous le nom d’Harmonie des Sphères, toutes ou presque se basaient sur l’hypothèse d’un univers géocentrique qui plaçait aux entre du monde l’habitait des humains, elles postulent des liens étroits et profonds entre l’harmonie musicale et le cosmos. Les nombres entiers y jouent un rôle fondamental  : messagers entre les mondes naturel et surnaturel, ils organisent tous les éléments du réel.

1 • Schéma cosmologique de Ptolémée, en vigueur pendant plus de treize siècles, de l’Antiquité à la fin de la Renaissance. La Terre est au centre du monde, entourée des sphères de la Lune, du Soleil, des planètes et des étoiles fixes. Il faudra tout ce temps pour déloger les êtres humains de leur position centrale, position qu’ils retrouveront bien plus tard, dans des modalités fort différentes, grâce aux modèles relativistes du cosmos.

Les rapports entre nombres entiers avaient une importance tout aussi grande.  Les proportions à l’origine des premières échelles musicales, étaient quasiment hégémoniques : selon les textes et les auteurs, elles déterminaient non seulement les gammes musicales, mais aussi  les proportions architecturales, les lois des sociétés terrestres, l’économie et la monnaie, les phases de la grossesse… Si elles étaient liées au surnaturel, c’est qu’elles reflètaient les proportions du corps des dieux et des déesses, donc celles du corps humain idéal. Toutes, bien entendu, étaient composées de nombres entiers. Elles étaient également au centre des liens privilégiés qu’ont entretenu depuis l’antiquité grecque, l’architecture et la musique : utiliser les proportions du corps humain pour composer une pièce musicale ou architecturale, c’est porter dans le monde des hommes quelques échos du monde des dieux; c’est restructurer le cosmos à chaque fois que la première est parcourue et la seconde écoutée. C’est aussi fonder l’harmonie du monde terrestre en inscrivant dans la pierre et le son ses rythmes organisateurs, de façon à les raviver en permanence à la conscience, et donner à la musique et à l’architecture le statut des fenêtres ouvrant sur l’infini et l’éternité des mondes célestes.

2 • Une évocation de l’Harmonie des Sphères, présenté en frontispice de l’ouvrage « Practica Musica » de Franchino Gafori (1496). (Dans la colonne de droite, les planètes; ce terme, qui signifie « astres errants », inclut la Lune et le Soleil, donc tous les astres qui ne sont pas fixes sur la voûte céleste. Chacune est associée à un dieu. À leur gauche, les différents modes musicaux. Dans la colonne de gauche, les neuf muses.  À leur droite, les noms des notes musicales auxquelles elles sont associées. En haut, Apollon et sa lyre, connectés aux éléments du monde terrestre (eau, feu, air) par un serpent à trois têtes, chacune de ces dernières symbolisant une phase temporelle (passé, présent, futur).

La naissance de la science contemporaine à partir du XVIIe siècle a mis un terme aux prétentions de l’Harmonie des Sphères à décrire la structure du cosmos de façon convaincante. Mais les questions restent posées de savoir comment et pourquoi ce modèle s’est formé et a perduré aussi longtemps dans la monde occidental; pourquoi musique et architecture restent si étroitement liées dans le champ culturel et dans l’esprit de la plupart des gens, résultant en innombrables tentatives, poétiques ou artistiques, pour créer des œuvres associant l’une à l’autre à des degrés divers; et surtout pourquoi l’analogie musicale est restée tellement présente dans la science contemporaine, en particulier au niveau de la physique théorique, produisant à plusieurs reprises des résultats aussi fondamentaux que rigoureusement scientifiques. Ces questions très vastes ont été traitées par un très grand nombre d’auteurs dont il ne saurait être question de récapituler ici l’ensemble des travaux.  Les quelques paragraphes qui suivent n’ont pour but que de résumer la démarche théorique à la base du projet Mende Cathédrale, en commençant par une hypothèse sur l’origine de la séquence cosmos/corps humain/architecture/musique qui sert de socle symbolique à l’ancienne Harmonie des Sphères.

 Dans cette tétrade, produite en un temps où le surnaturel était à la source de tous les événements et de tous les phénomènes, ce sont les proportions du corps des dieux qui donnent naissance à toutes les autres. À la lumière de la science contemporaine, elle peut être relue en permutant ses éléments, et en l’ancrant dans les comptes-rendus des observations de Pythagore sur les échelles sonores.


Le savant grec décrit en effet un instrument de musique très simple, le « monocorde », composé d’une seule corde tendue sur une caisse de résonance, sous laquelle on place un chevalet mobile. Il remarque que la note émise par la corde libre est doublée, et passe donc à l’octave supérieure, lorsque le chevalet est placé en son milieu pour la diviser en deux; que la note monte encore si l’on divise la corde en trois, puis en quatre, et ainsi de suite. Il postule alors que les subdivisions de la corde peuvent se poursuivre jusqu’à l’infini, produisant un son de plus en plus aigü qui tend vers une tonalité de fréquence infinie; et que le monocorde devenait de ce fait un instrument qui connectait la finitude des mondes terrestres avec l’infini des régions célestes et du monde des dieux. De fait, la division de la corde en nombre entiers de segments produisait des notes si semblables les unes aux autres qu’on leur donnait (et qu’on leur donne encore) le même nom, passant d’une octave à l’autre : il était logique que ces nombres, qui produisaient des événements à la fois semblables et de plus en plus près des mondes surnaturels, fussent dotés d’un statut particulier.

3 • Un monocorde contemporain. Le chevalet mobile permet de varier la longueur de la seule corde vibrante tendue sur la caisse de résonance. Constatant la très grande similitude des notes émises lorsque la corde était divisée en sections égales, et remarquant que des divisions de plus en plus petites produisaient des sons de plus en plus aigus, en une séquence apparemment sans fin, les Pythagoriciens ont vu dans cet instrument une voie d’accès à l’infini et aux mondes surnaturels. Les divisions se faisant par nombres entiers et par rapports de nombres entiers, ces nombres se voyaient dotés d’une aura mystique et devenaient en quelque sorte les messagers entre le monde humain et le monde des dieux.

C’est de cette expérience, et non de l’observation du corps humain, que serait née l’importance capitale des nombres entiers et de leurs proportions dans la description du cosmos antique. En effet, quelques observations simples suffisent à démontrer qu’à peu près aucun corps humain ne peut être  décrit par des échelles de proportions entières; qu’il est impossible d’extraire de telles échelles de la mesure de ces mêmes corps; et que même si c’était le cas, l’immense variabilité des morphologies humaines invaliderait immédiatement toute généralisation de cette théorie. 


Plusieurs statues ont à l’époque été produites, qui tentaient de représenter des corps humains basés sur ces proportions idéales. Elles produisent une impression étrange. La statuaire témoigne d’une maîtrise quasiment parfaite des techniques de la sculpture, ainsi que d’un très grand talent. Les personnages représentés sont bel et bien humains, mais leurs proportions laissent une vague impression de malaise. À plus ample examen, on réalise qu’ils ne sont pas complètement impossibles, mais certainement très singuliers; et que s’il s’agit là des proportions humaines idéales, elles deviennent non pas celles d’un être existant, mais celles d’un idéal inaccessible, un canon esthétique vers lequel on ne peut que tendre sans jamais pouvoir l’atteindre, à la manière des photos des mannequins et des modèles d’aujourd’hui, tellement transformées informatiquement qu’elles ne correspondent plus à des êtres humains réels, ni même envisageables.

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4 • Le canon de Polyclète, également appelé Doryphore. La figure humaine est construite à partir de proportions entières; le module est donné par la tête, qui est comprise sept fois dans la hauteur du corps. De ce fait, elle peut prétendre au statut de morphologie idéale : ce sont théoriquement les proportions du corps humain le plus parfait qui soit. Toutefois, un regard le moindrement attentif révèle l’étrangeté des proportions, et suscite un certain malaise. Très peu de corps humains adultes ressemblent à celui-là.

Les liens qui connectent les éléments de la tétrade cosmos/corps humain/architecture/musique sont donc profondément modifiés, et produisent le schéma ci-dessous :

5 • De la musique avant toute chose : la tétrade de l’Harmonie des Sphères, reconfigurée  à la lumière de la science contemporaine. Dans l’Antiquité, c’est la figure des dieux qui trônait au sommet. Ses proportions, forcément idéales, étaient transmises aux hommes à travers celles du corps humain. Elles généraient ensuite, dans le monde terrestre, les proportions requises pour composer une œuvre architecturale ou musicale. Une interprétation plus scientifique voit la musique détrôner les corps divins. Par son statut supposé de messagère entre les mondes, elle voit les proportions de ses gammes acquérir une importance quasi cosmologique. Plaquées sur les dimensions du corps humain, elles sont ensuite répercutées sur les proportions imaginées du corps des dieux et sur celles des œuvres architecturales. Il faut noter qu’aucun texte de l’Antiquité Grecque décrivant explicitement ces liens entre corps, musique et architecture ne nous est parvenu; qu’ils émergent de façon implicite par recoupements entre les textes de différents auteurs et historiens; qu’ils apparaissent pour la première fois dans le traité de Vitruve , «De Architectura », vers l’an -25, soit bien après les grands penseurs grecs; et que ce sont les architectes de la  Renaissance qui , après avoir redécouvert ce traité, les ont explicitement introduits dans la conception de leurs édifices.


Considérés magiques, les rapports de nombres entiers à l’origine des échelles musicales (en haut)  définissent les proportions idéales du corps humain, ici évoquées par la représentation léonardienne de l’homme de Vitruve (au centre). Les dieux et les hommes ayant même apparence, le corps des dieux adopte dans l’imaginaire religieux les mêmes échelles de nombres (en bas à gauche); et l’architecture, en particulier celle des bâtiments sacrés qui dialoguent avec les mondes célestes, doit être construite selon les mêmes proportions (en bas à droite). C’est bel et bien une permutation complète de la séquence antique qui est illustrée ici : la musique, et non plus le corps divin, y devient la source des toutes les proportions. Toutes les autres, celles du corps humain, des dieux et des édifices, en découlent.


ll reste un point commun entre le schéma antique et celui-ci : c’est le corps humain qui occupe la place centrale. Par le passé, cette place était en quelque sorte celle d’une antenne, par laquelle les proportions des dieux étaient livrées aux hommes afin qu’ils composent et construisent des œuvres vus comme des échos cosmologiques. Ici, elle devient celle d’un relais entre l’harmonie musicale, l’harmonie architecturale et les proportions divines telles qu’imaginées par l’homme. Dans les deux cas, implicitement, l’être humain est au centre de ces relations cosmiques. Il a été dit à plusieurs reprises que l’homme de Vitruve, ainsi que l’homme de Hildegarde de Bingen, qui a précédé de quelques siècles la représentation de Léonard de Vinci, n’étaient pas tant des prescriptions pour les proportions humaines que des schémas cosmologiques qui plaçaient l’homme au centre d’un monde avec lequel il était en tout point proportionné, et dont il donnait la mesure.

2 • DE L’HARMONIE AUX HARMONIQUES

Il existe une histoire de l’Univers, aujourd’hui contée par l’astrophysique. Mais les histoires qui l’ont précédée, même si elles sont aujourd’hui invalidées, constituent avec elle une histoire des histoires de l’Univers. En la parcourant, on s’aperçoit que cette histoire, c’est aussi l’histoire des déplacements du centre du monde. Un centre qui est passé par de multiples endroits au cours des siècles, incluant la Terre et le Soleil, pour finir par se pulvériser sur l’infinité de tous les points de l’espace, ne nous laissant que la possibilité de le situer là où nous sommes, ici et maintenant, en une évocation vestigiale des prétentions antiques qui considéraient l’homme et son habitat au centre absolu de tout ce qui est.



La fin de l’Harmonie des Sphères comme modèle cosmologique, après le XVIIe siècle, a été une étape marquante dans la naissance contemporaine. Elle a été centrale dans le débat aujourd’hui connu sous le nom de « querelle des anciens et des modernes ». Pourtant, même si son modèle cosmologique, devenu désuet, n’avait plus de lien avec la réalité, quelques questions ont subsisté, dont plusieurs ne sont aujourd’hui que partiellement résolues. Par exemple, les trois lois de Kepler concernant le mouvement des objets en orbite sont utilisées quotidiennement par les scientifiques. On démontre aujourd’hui qu’elles peuvent être facilement déduites des lois de Newton, publiées plusieurs décennies plus tard. Or, ce résultat scientifique majeur a été obtenu à partir d’une des versions de l’Harmonie des Sphères antique, selon laquelle les planètes chantaient réellement dans le ciel. C’est en tentant d’accorder le chant des planètes que Kepler a pu dériver ses lois. Aujourd’hui vue comme délirante, cette hypothèse a pourtant mené à un résultat de très grande valeur scientifique.


Plus tard, au début du XXe siècle, c’est encore par une analogie musicale directe que le français Louis de Broglie a expliqué le rapport entre les rayons des orbitales électroniques autour du noyau atomique, ce qui lui a valu un Prix Nobel. Les modèles les plus récents proposés pour tenter d’unifier les forces fondamentales de l’Univers voient les particules élémentaires non plus comme des points, mais comme des cordes : des cordes infinitésimales, vibrant à la manière de cordes de guitare, dont les différents modes de vibration engendrent à la fois la matière et les forces qui la contrôlent. À la base de tous ces modèles, on retrouve encore une fois des échelles de proportions, dites « harmoniques », toutes analogues à celles des harmonies musicales - qui, trois cents ans après l’invalidation de l’Harmonie des Sphères, continuent à jouer un rôle dans la description contemporaine du monde.

Sans chercher encore une fois d’explication à ce phénomène, on ne peut que le constater, et possiblement le rapporter à la nature ondulatoire de la musique, qui se propage effectivement par des ondes sonores à travers un milieu matériel. Tout phénomène ondulatoire donne lieu à des phénomènes harmoniques, causés par les rapports des longueurs des différentes ondes en cause dans une situation donnée : timbres, accords, battements, interférences, dissonances, solitons, et ce qu’il s’agisse d’ondes sonores ou électromagnétiques, ou même d’ondes liées à la matière, telles que les vagues sur la mer. Or, à la suite des travaux de plusieurs chercheurs, au centre desquels il faut placer Joseph Fourier, on démontre que tout ce qui nous entoure peut être décrit par un vocabulaire ondulatoire. Une image par exemple peut être décrite par deux familles d’ondes se propageant perpendiculairement à partir de deux côtés adjacents. Cette technique est à la base du format d’image JPEG, très répandu, et qui permet des taux importants de compression. Un environnement physique, tel qu’une maison ou un édifice, peut être décrit par le même principe. Un point essentiel de la description par ondes est qu’elle permet de représenter par un seul objet des concepts diamétralement opposés : les ondes lumineuses peuvent produire de l’obscurité; les ondes sonores peuvent produire du silence; tous les éléments d’un édifice, qu’il s’agisse ses pleins ou des vides, peuvent être modélisés par un seul type d’onde.  Dans tous les cas, la représentation fait appel aux interférences d’ondes de différentes fréquences, caractérisées par leur longueur d’onde, leur amplitude et leur phase. Elle postule que tout signal complexe, qu’il soit lumineux, sonore ou de toute autre nature, peut être construit par addition de signaux simples, et ce quelle que soit sa complexité; et qu’il peut réciproquement être décomposé en signaux simples, dont la liste constitue le « spectre » du signal.


Ces signaux simples sont appelés « harmoniques ». Selon le type et la géométrie du signal, elles pourront être qualifiées : un signal qui se déploie sur un cylindre sera décrit par des harmoniques cylindriques ; sur une sphère, on parlera d’harmoniques sphériques. Ces dernières seront par exemple utilisées pour décrire et analyser les vibrations de la Terre, des planètes ou des étoiles, ou même les variations du rayonnement de fond de ciel, ce rayonnement qui provient des premiers instants de l’Univers et qui constitue les dernières traces du Big Bang. Elles s’appliquent aussi à la description des orbitales électroniques, dont les symétries sont sphériques. Tel qu’expliqué dans les pages Description et Exposition du présent site, ce sont de telles harmoniques qui ont été utilisées pour transposer en séquences sonores l’architecture de la cathédrale de Mende.

3 • UNE SPHÈRE DONT LE CENTRE EST PARTOUT

Dans les représentations actuelles de l’Univers, celles que donnent la science contemporaine, il est impossible de définir un centre : par le principe de relativité, tout point peut être choisi arbitrairement comme centre de l’Univers. Si l’on décide que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et pas l’inverse, ce n’est pas que l’une des deux options soient vraies ou fausses : les deux sont également valides au sens physique du terme. C’est uniquement parce que les équations des mouvements planétaires liées à un système solaire géocentrique seraientt effroyablement compliquées. La physique recherche systématiquement le modèle le plus simple pour décrire un système, selon le principe qui porte le nom de « rasoir d’Ockham ».


Dans les faits, le seul centre qui puisse prétendre aujourd’hui à un statut particulier, c’est l’endroit où je me trouve : toutes mes perceptions, toute ma vision du monde, qu’il s’agisse du monde physique, symbolique,  imaginaire, se rapporte à ma propre localisation dans l’espace; le centre du monde est le lieu où je me trouve à un instant donné, et il se déplace avec moi. Mes déplacements, mes voyages, mes parcours et mes errances sont autant de translations du centre du monde. Une telle affirmation pourrait paraître présomptueuse si elle ne se complétait aussitôt d’un corollaire qui déclare qu’il en est de même pour chaque être humain, et aussi pour bien des animaux. « Tout part de l’individu et tout y revient », disait Lévi-Strauss; « L’homme est la mesure de toute chose », ont écrit, sous des formes différentes, plusieurs auteurs. En paraphrasant Blaise Pascal, l’univers devient une sphère de rayon infini dont le centre est partout où  je me trouve, qui que je puisse être, et le rayon défini par ma propre perception et ma propre connaissance du monde.

Le passage de la science antique à la science moderne s’est accompagné du passage de la notion d’harmonie à la notion d’harmonique. En une autre analogie remarquable, on observe que les harmoniques, décrites par des ensembles de nombres, jouent aujourd’hui un rôle analogue à celui des anciennes proportions de nombres entiers, à savoir celui de messagères entre des mondes inaccessibles - les confins de l’Univers observable ou le monde infinitésimal des particules - et le nôtre. 


La décomposition de l’architecture de la cathédrale en vue de sa transposition en ondes sonores aurait pu se faire de plusieurs façons.  Le choix des harmoniques sphériques provient directement des considérations présentées ici. Le rôle qu’elles jouent dans l’étude contemporaine du cosmos, ainsi que la possibilité qu’elles offrent de décrire la cathédrale, architecture complexe s’il en est, par un vocabulaire composé d’un seul objet de base, en font déjà une candidate de choix. Mais de plus, tel que mentionné ci-dessus, la cathédrale est vue comme une petite cosmologie de laquelle le wanderer est constamment le centre : il est tout naturel que la transposition se base sur une symétrie sphérique, du fait que ses propres sphères de perception, physique et symbolique, se déplacent avec lui.


C’est ainsi que le projet dans son ensemble devient une version contemporaine de l’Harmonie des Sphères : une œuvre qui, associant intimement architecture, musique et cosmos, s’élabore à partir de la présence centrale du wanderer, à la lumière de ce que la science actuelle nous dit de l’Univers, et des modèles qu’elle propose pour décrire les phénomènes sonores, acoustiques et musicaux.